Épisodes

  • L'instant Philo - La Guerre
    Nov 23 2025
    « L’instant philo » Emission du dimanche 23 novembre 2025 La guerre I. Le retour de la guerre ? A. Un contexte particulièrement belliqueuxEn cette fin d’année 2025, on constate que la guerre est revenue sur le devant de la scène internationale. La période est bien révolue où l’on pensait en Europe la guerre comme chose du passé, où suite à l’effondrement de l’union soviétique et à la fin de la guerre froide, on profitait des « dividendes de la paix »[1] en baissant les budgets militaires. Le réarmement des Etats est général et le commerce des drones, avions, canons, bombes et autres armes létales est florissant. C’est qu’en Europe, la guerre entre l’Ukraine à la Russie et le conflit Israélo-Palestinien au Moyen Orient ont pris une tournure catastrophique et risquent de s’étendre. Les guerres civiles notamment en République Démocratique du Congo, au Yémen et au Soudan continuent de dévaster ces pays. Entre l’Inde et le Pakistan, La Chine et Taïwan, les USA et divers pays du continent américain, les conflits peuvent aussi s’envenimer. Cette prolifération de foyers de guerre, dont la liste n’est pas exhaustive, illustre malheureusement la célèbre définition de Carl Von Clausewitz, officier prussien du début du XIXe siècle : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens »[2] . Ce lien entre guerre et politique a été réaffirmé avec force par Georges Clémenceau, ministre de la guerre lors de 14-18 qui déclara : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires. »B. Guerre et bellicisme Ce lien peut prendre toutefois des figures bien différentes. Il y a quelques jours, par exemple, le ministère de la défense américaine a été rebaptisé « War ministery » : « ministère de la guerre ». Cela signale la volonté de la nouvelle administration de jouer l’intimidation à un moment où les USA ne sont officiellement en guerre avec aucun pays. On montre ses muscles face aux autres états. La guerre n’est pas alors une calamité que l’on cherche à éviter mais un moyen d’affirmer sa puissance et d’imposer des conditions économiquement favorables à son pays. «La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté » note aussi Clausewitz. Que la guerre fasse partie de la donne politique : l’histoire malheureusement le montre. Mais peut-on légitimement faire un usage sans états d’âme et un éloge sans nuance de la guerre ? On a bien du mal à s’en convaincre. Les états bellicistes, sont en règle générale autoritaires, parfois totalitaires, en tout cas, toujours à forte tendance antidémocratique et ils constituent un danger pour l’humanité. Pourtant, force est de constater que la puissance destructrice de la guerre peut produire une esthétique du sublime qui montre que la fascination que la guerre continue d’exercer, y compris sur Francis Ford Coppola, cinéaste pacifiste et réalisateur d’Apocalypse now ! II. Eloge de la guerre et confusion anthropologique A. Une confusion entre la violence de la guerre et l’aspect stimulant des conflits1) Une citation d’Héraclite d’Ephèse (544 - 480 avant J.C) Ceux qui font l’éloge de la guerre s’appuient parfois sur ce fragment d’Héraclite, penseur présocratique, né au 6e siècle avant notre ère. « Polémos est le père de toutes choses, de toutes, le roi ; et les uns, il les porte à la lumière comme Dieux ; les autres, comme hommes ; les uns il les fait esclaves, les autres libres» 2) CommentairesQuelques précisions sur cette citation. D’abord, en Grèce antique, « Polémos » désigne la querelle - comme l’adjectif « polémique » le rappelle en français - et il s’oppose à Eirénée – la paix. Polémos est présenté comme « le père » et « le roi » « de toutes choses », bref comme la cause de tout ce qui arrive de bien et de mal dans le monde. Est-ce un éloge de la guerre au sens courant ? Pas du tout disent les commentateurs les plus fiables : Polémos ne peut être confondu, en effet, avec Arès, le Dieu de la guerre. Dans cet extrait, Polémos incarne le principe de division, d’opposition et de différenciation des hommes. Un autre penseur présocratique, Empédocle avançait que l’amour et la haine étaient au principe de tout. Etait-ce un éloge de l’amour et de la haine au sens courant ? Nullement mais une façon de désigner deux principes cosmologiques agissant alternativement, l’un d’unification, l’autre de division. 3) La Grèce antique et son jugement sur la guerreToujours à cette époque, le poète Hésiode[3] distinguait la mauvaise ...
    Voir plus Voir moins
    17 min
  • L'instant Philo - La magie et la technique
    Sep 28 2025
    L'instant philo : émission du 28 09 2025La magie et la technique A. Magie et technique : un rapport paradoxal ? 1. Première acception du terme « magie » : l’activité de l’illusionniste. Rapprocher la magie de la technique peut paraître à première vue paradoxal, voire incongru. La technique, un des piliers du progrès humain, peut-elle être en effet sérieusement comparée avec cette magie que l’on trouve dans des spectacles de cirques ou de music-hall ? Certes, derrière les numéros d’illusionnistes comme Houdini ou de médiums hypnotiseurs comme Messmer, il y a quelques « trucs », c’est-à-dire des techniques subtiles qui sont faites pour nous tromper et nous émerveiller. Le film de Christopher Nolan Le prestige décrit bien la manière dont les tours de magie sont techniquement élaborés. Mais cela suffit-il pour mettre dans le même sac magie et technique ? Evidemment non.2. 2. Seconde acception : la fiction.La magie ne renvoie pas qu’à l’art des illusionnistes, elle est aussi très appréciée actuellement dans les œuvres fantastiques. Une autre objection, dès lors, peut être formulée contre ce parallèle que nous désirons établir : n’est-il pas franchement ridicule, en effet, de supposer une proximité de nature entre, d’une part, des productions techniques qui ont très concrètement changé l’histoire des hommes et, d’autre part, les création de notre imagination qui nous entretiennent d’anneaux magiques ou des aventures d’Harry Potter ? 3. Signification anthropologique de la magiePourtant, subsiste en nous une étrange fascination pour les pratiques magiques. C’est que la magie a été pendant très longtemps – et c’est loin d’être fini - toute autre chose qu’un simple numéro de cirque ou qu’un ingrédient très vendeur pour la littérature fantastique. Les devins, les marabouts, les sorciers, les chamans ont eu pendant très longtemps une place de choix dans toutes les civilisations. Dans l’antiquité, les grecs avaient leur Pythie, les romains leur Sybille, les perses leurs mages, les gaulois leur druide. Et plus proche de nous, les sioux leur sorciers, le royaume du Bénin le centre de la magie noire à Porto Novo et les tzars russes leur Raspoutine. Cette croyance dans des pratiques magico-religieuses est encore présente, comme nous le rappelle avec force les ethnologues, parfois même dans notre propre pays. C’est ainsi que dans un ouvrage de 1977 devenu un classique, Les Mots, la Mort, les Sorts, La Sorcellerie dans le bocage, l’ethnologue Jeanne Favret-Saada a décrit des pratiques de sorcellerie qu’elle a pu observer en Mayenne. La magie est ainsi une réalité anthropologique qui a marqué l’histoire et n’a pas complétement disparu. La fascination que nous avons pour les numéros de magicien et les histoires de sorcellerie prend sûrement sa source dans une mémoire collective où les pratiques magico-religieuses de nos ancêtres ont laissé leurs empreintes. Une petite musique résonne toujours en nous qui en témoigne : B. Magie et technique : deux sœurs ennemies ?1) Comment les trois significations du terme peuvent coexisterNotre réticence à comparer technique et magie tient à ce qu’on occulte le fait que cette dernière a eu une place si importante dans le passé. Il est vrai qu’avec l’avancée des sciences et la plus grande maîtrise technique de la nature qui en découle, le crédit accordé aux pratiques magiques a été en grande partie sapé. On s’accorde dorénavant à voir dans les anciens rituels magiques un ensemble de procédés qui donnaient le sentiment rassurant d’avoir un certain pouvoir et une sorte de maîtrise face à des phénomènes et des situations dont les causes étaient méconnues. Les humains faisaient alors l’hypothèse de forces cachées de la nature sur lesquelles certains initiés étaient capables d’agir. La magie a été ainsi pendant très longtemps une croyance qui permettait aux hommes de ne pas se sentir désespérément démunis face à des évènements naturels qu’ils ne comprenaient pas. Quand les lois de la nature ont été mieux comprises et qu’il a été possible de s’en inspirer pour créer des techniques efficaces, la magie a perdu en grande partie sa raison d’être. Elle est devenue un ensemble de pratiques placées du côté de la superstition, une activité qui permet à des illusionnistes de présenter au public des numéros divertissants, enfin un thème très populaire dans les romans, les séries ou les films fantastiques où l’on raffole de tout personnage pourvu de dons extraordinaires. Comme c’est à partir de ce qu’est devenue majoritairement la magie que nous avons tendance à en juger, nous en minimisons l’importance et ne voyons plus ces liens avec la technique. Mais l’intérêt que nous portons à des formes dérivées et ...
    Voir plus Voir moins
    16 min
  • L'Instant Philo - Faut-il séparer l'artiste de la personne privée ?
    May 25 2025
    L'Instant Philo - Faut il séparer l'artiste de la personne privée ? Faut-il séparer l’artiste de la personne privée ?Par Maïa MarryIllustration : Le laissez-passer de Louis Ferdinand Céline pendant la période d'occupation I/ Pourquoi il faudrait séparer l’Homme de l’artiste.Pour parler d’art, on peut prendre trois points de vue qui peuvent d’ailleurs se rejoindre en mettant l’accent soit sur l’artiste, soit en se focalisant sur l’œuvre elle-même, soit encore en analysant la réception qui en est faite par le public. Ainsi, peut-on estimer que les œuvres des artistes n’existent qu’à travers les Hommes qui les contemplent. Une fois l’œuvre créée, elle ne dépend plus de l’artiste. Il est essentiel de différencier l’artiste de son œuvre : cette dernière, offerte aux jugements et appréciations des Hommes, suit un chemin que l’artiste n’avait pas nécessairement prévu.Condamner un artiste pour des actes répréhensibles qu’il aurait commis ne devrait donc pas affecter la diffusion de ses œuvres car celles-ci existent indépendamment de lui. Considérer que l’Homme et l’artiste ne font qu’un, ce serait dire que toute œuvre n’est que le reflet de l’artiste et que la fiction n’existe pas. Avant l’œuvre avait une existence qui valait pour elle-même : bien des œuvres du moyen-âge par exemple ne sont pas signées dont on ne connaîtra jamais les créateurs. Cette position a basculé avec la mise en valeur du statut de l’artiste et l’idée qu’il est intimement lié à l’œuvre. D’un point de vue juridique, on dissocie les actes des œuvres. Pour Gabriel Matzneff, on lui reproche des actes et une œuvre artistique qui fait l’apologie du viol mais les deux ne sont pas jugés ensemble. On ne mélange pas ces deux aspects. Séparer les deux permet de blanchir la dimension polémique des actions. Certaines fois cependant, l’œuvre est utilisée comme un bouclier, comme le dernier film de Polanski « J’accuse », une unification est créée pour protéger. Si on séparait vraiment l’artiste de l’homme, on pourrait mettre Polanski en prison et regarder ses films. Il est des fois très important de séparer l’Homme de l’artiste car par exemple, Nabokov a écrit un livre sur la pédophilie mais n’est pas du tout pédophile. Ici faire la différence est primordial. L’art n’est certes pas une zone de non-droit – comme le montrent les pamphlets antisémites rédigés par Céline Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres ( 1938), Les beaux draps (1941) qui ont été des éléments à charge dans le procès qui lui a été fait à la libération mais les artistes bénéficient de la jurisprudence de la Cour Européenne de justice qui considère que la liberté de création artistique est fondamentale dans notre société démocratique et qu’il est possible de véhiculer des œuvres qui choquent. L’art provoque et flirte avec les limites pour faire réfléchir. Orelsan a dit dans une chanson « Je vais te Marie Trintigner » en faisait référence à l’actrice morte sous les coups de Bertrand Cantat. Orelsan a été jugé pour ces paroles mais la juge de Versailles a affirmé que le rap est un genre dans l’outrance verbale et que ces paroles sont non condamnables aussi parce qu’elles sont prononcées par un personnage fictif inventé par l’artiste. Il y a des œuvres plus ambiguës comme certaines œuvres de Houellebecq où il n’y a pas beaucoup d’antithèses aux propos racistes et sexistes émis par les personnages. Mais il reste important de distinguer la représentation, la fiction et l’apologie. Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde explique que la morale ordinaire est autre que celle des personnages de fiction. Si celle des Hommes est faite de vice et de vertus, celle de l’art est faite du bon ou du mauvais usage de ces vices et vertus. On peut apprécier un livre qui parle de sujets immoraux, du moment qu’il est bien écrit. « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » C’est tout ce qui compte pour juger l’art. On peut condamner l’artiste comme personne privée sans condamner son œuvre, puisque l’un et l’autre se jugent avec des critères complètement différents. Pour Wilde " Ceux qui trouvent de laides intentions dans de belles choses sont corrompus sans être séduisant. Et c’est une faute ». Il dit aussi « Révéler l’art en cachant l’artiste, tel est le but de l’art ».La confusion entre le comportement de la personne est ce qui est représenté mène à un certain révisionnisme défini comme l’effacement de l’histoire, du passé lorsqu’il ne convient pas aux standards actuels. Ne pas séparer l’Homme de l’artiste rend possible la censure pour des raisons politiques ou morales extérieures qui concernent le contexte de leur réception. La cancel culture, ...
    Voir plus Voir moins
    19 min
  • L'Instant Philo - Une autre image des femmes dans la chanson française
    Mar 9 2025
    Une autre image des femmes dans la chanson françaiseHier, samedi 8 mars, c’était la journée internationale des droits des femmes. Jeudi 20 mars prochain à 18 heures, l’association de la maison de la culture du Havre organise une grande conversation sur les femmes photographes à la bibliothèque Oscar Niemeyer. Pour rester dans cette actualité, faire une émission sur les représentations assez décalées des femmes que l’on trouve dans la chanson populaire m’a paru judicieux. Une autre image des femmes apparaît, en effet, dans toute une partie de ce qu’on appelle la variété, bien loin des clichés habituels qui oscillent entre la femme, objet d’amour et de désir ou la manipulatrice perfide qu’on accable d’insultes. On ne sera pas étonné que ce soient souvent des chanteuses qui proposent une vision critique d’un certain patriarcat et qui nous montrent une image différente, quelque fois subversive, parfois jubilatoire, en tout cas plus libre, de la femme. Clara Luciani en est un bon exemple. - Chanson de Clara Luciani : « La grenade » https://www.youtube.com/watch?v=85m-Qgo9_nE )Un peu de recul historique montre que les femmes sont présentes depuis bien plus longtemps dans la chanson qu’on ne l’imagine. Mais on a un peu vite oublié ces femmes qui se sont pourtant illustrées au moyen-âge dans cet art populaire. On a tous entendu parler des troubadours mais on redécouvre seulement depuis peu leurs acolytes féminines : les Trobairitz. Ces compositrices et interprètes étaient souvent des femmes nobles et instruites à l’exemple de la comtesse Béatrice de Die, né en 1140 et décédée en 1212, qui vivait en Provence. Ecoutons le poème en langue romane qu’elle a mis en musique dans lequel elle confie mélancoliquement sur ses amours contrariés- Chanson de Béatrice de Die : « A chantar », interprétée par l’ensemble Obsidienne https://www.youtube.com/watch?v=nT7vTGAYbLw Pourquoi cet oubli d’artistes qui ne sont pas mineures ? Sans doute parce pendant toute une époque, on n’a pas ou plus pris vraiment au sérieux les artistes femmes. Elles ont été reléguées à une place subalterne d’où elles étaient inaudibles. D’abord, elles ont dû assumer souvent bien seules, l’éducation des enfants et prendre le rôle, plus lourd qu’on l’imagine souvent, de mère. Linda Lemay rappelle toutes les contraintes qui ne laissent guère beaucoup de temps pour se consacrer à autre chose, de ce statut de mère souvent mal reconnu.- Chanson de Linda Lemay : « Une mère »L’oubli de ce que les femmes ont pu apporter dans l’histoire repose surtout sur une infériorisation méprisante dont Brigitte Fontaine dresse ce constat avec une ironie mordante.- Chanson de Brigitte Fontaine : « Je suis la femme » (La côtelette)https://www.youtube.com/watch?v=zPycCVFXIsUBrigitte Fontaine passe en revue divers clichés qui font de la femme un objet de décoration ou de consommation sur un ton volontairement sarcastique. Cela ne minimise pas, ni n’exclut d’ailleurs, une manière plus directe de dénoncer la violence contre les femmes. A chacune de mener le combat à sa façon. Dans la chanson « Ma souffrance», la rappeuse Diam’s a opté courageusement, il y a des années déjà, pour la dénonciation des violences conjugales souvent cachées et tues, en en faisant une description aussi réaliste qu’accablante. https://www.youtube.com/watch?v=_4RitUJgxKE Dans un autre registre, Anne Sylvestre a su trouver les mots pour exprimer une condition féminine où mépris et violence se conjuguent. La chanson « Une sorcière comme les autres » fait clairement référence à ces milliers de femmes persécutées et exécutées du XV au XVIIIe siècle en occident, sous prétexte d’actes de sorcellerie, plus sûrement parce qu’elles ne se pliaient pas aux normes sociales. https://www.youtube.com/watch?v=TQLlIgj_LFQDans ce mépris de la femme, il y a aussi évidemment la réduction à des stéréotypes physiques et sexuels que la chanteuse Mathilde dénonce avec colère. - Chanson de Mathilde : le corps des femmes https://www.youtube.com/watch?v=Yo0oPggoZRwAu demeurant, ce refus d’être réduit à un modèle de corps adapté aux critères normatifs de la beauté féminine et du regard masculin, ne conduit pas nécessairement au puritanisme dans le monde de la chanson. Et c’est heureux. Patachou, avec la très piquante chanson intitulée : « La chose ou les ratés de la bagatelle » qui a été censurée en 1959 parce que jugée trop osée, propose une vision féminine et irrésistiblement caustique des performances masculines au lit - Chanson de Patachou : « La chose ou les ratés de la bagatelle »Bien loin aussi de tout ...
    Voir plus Voir moins
    19 min
  • L'Instant Philo - Ivresse et Sobriété
    Jan 12 2025
    Sobriété et ivresseL’instant philo du dimanche 12.01.25 par Marie-Charlotte TessierQuelques définitionsDu latin sobrius, la sobriété s'oppose d’abord à l'ébriété qui désigne l'état de celui qui a bu trop d'alcool, qui littéralement a abusé du breuvage, qui en est rassasié, saturé, bourré. Par extension la sobriété s'applique à d'autres domaines que la boisson pour désigner le refus de l'excès, la modération, l'équilibre. En esthétique, la sobriété est l'autre nom du classicisme, une valeur sûre à l'abri des extravagances des modes passagères. On louera par exemple la sobriété d'un discours ou d'une architecture qui privilégie la clarté des lignes et la simplicité de la composition aux ornements superflus, effets de style et autres manières. Un discours sobre se tient à bonne distance de son sujet et de son destinataire. Il ne cherche ni faire à la démonstration de son érudition, ni à être exhaustif. Il s’en tient à ce que peut être entendu, en suivant son fil avec intelligence sans s’égarer en route en digressions inutiles. A l’inverse, un discours auquel on reproche d’être amphigourique rappelle celui d'un homme pris de boisson : confus, embrouillé, obscur, alambiqué.Dans un autre contexte, celui de l’économie et de l’écologie, le sobriété désigne un style de vie, une ligne de conduite. Elle est pour certains la voie à suivre pour assurer la santé de nos sociétés si l’on veut s’éviter une abstinence brutale, forcée et injuste. Le manuel Ecologies. Le vivant et le social1 dresse un état des lieux des travaux en sciences sociales qui ont pris actedes multiples crises écologiques. Barbara Nicoloso de l’association Virage Energie parle « d’état d’ébriété énergétique permanent »2 pour décrire l’économie des sociétés occidentales depuis la fin du XIXe siècle. « Elles ont besoin de leurs doses journalières de pétrole, de gaz, de charbon, d’uranium, de sable, de lithium... » Charge à nous de les désintoxiquer en interrogeant collectivement et non seulement individuellement les besoins humains que nous estimons nécessaires de satisfaire en tenant compte à la fois des limites des ressources, de celles du vivant mais aussi des inégalités sociales qui sont en jeu puisque le niveau de consommation de ressources naturelles d’un individu est généralement corrélé à son niveau de revenus.3 Liberté, égalité, sobriété : cette dernière n’impose pas nécessairement de renoncer à la prospérité mais de réviser nos indicateurs d’évaluation des richesses et de rééquilibrer l’accès aux ressources en réduisant les consommations excessives de quelques-uns au profit d’une répartition plus juste entre tous.Ivresse et excèsEnvisageons maintenant la sobriété en son sens premier. A distinguer de l’abstinence, renoncement total à la consommation, la sobriété se garde des excès sans s’interdire de goûter à la boisson, avec modération, sans en abuser. L’étymologie est d’ailleurs sujette à discussion, le préfixe « se » pouvant être rattaché au datif du pronom personnel « se , sibi » insistant davantage sur l’idée de maîtrise de soi plutôt que sur celle de privation. La sobriété opère alors comme catégorie d’un discours moral ou bien médical à l’instar du régime, de la diététique ou du jeûn.Du point de vue moral, l’ébriété fait l’objet d’une condamnation quasi-unanime. En France, l’ivresse est interdite sur la voie publique. Cet état d'excitation plus ou mois euphorique s’accompagne de troubles de plusieurs fonctions, principalement la vue, l’équilibre, l’élocution et la mémoire. Dans l’imaginaire commun, l’ivresse s’incarne dans une silhouette titubante, au bord du déséquilibre, le doigt en l’air, adressant à qui saura les entendre des propos décousus. Certains ont le vin mauvais et peuvent se montrer agressifs. Sans en arriver là, cette perte de contrôle entraîne bien souvent une mise en danger dont l’issue peut malheureusement être funeste. Spectaculaires, les effets de l’alcool sur les corps en font un excellentsujet pour lapeinture. Au XVIIe siècle, dans une veine moraliste, le flamandJacob Jordaens les dépeind avec force détails dans la série « Le roi boit », exclamation qui consacrait le roi des haricots qui était tombé sur la fève lors de la fête de l’épiphanie. Dans la version conservée à Vienne, toute une galerie de personnages aux trognes déforméespar la boisson s’agitent bruyamment. Les yeux se ferment sous la pression de l’ouverture des gosiers. Au premier plan, un chien convoite le verre dont s’est saisie une enfant. Derrière elle, un des convives vide son estomac et menace de gâter le panier de provisions. Au centre de ce spectacle de débauche, de ces corps organisés autour d’orifices béants, suintants et éructants, une jeune femme dans une tenue claire et ...
    Voir plus Voir moins
    19 min
  • L'Instant Philo - L'invisibilité : menace ou fantasme ?
    Dec 1 2024
    L’instant philo. Emission du dimanche 1er décembre 2024 L’invisibilité : menace ou fantasme ?Illustration : René Magritte : L'homme invisibleI. Première approche : l’invisibilité dans la perception1) Invisible et imperceptible L’invisibilité est d’abord, tout simplement, celle des réalités qui échappent à notre perception visuelle. On remarque tout de suite que l’invisible se distingue de l’imperceptible. Quand on heurte dans l’obscurité avec violence un obstacle quelconque, on fait l’expérience douloureuse qu’une réalité qui échappe à la vue peut être appréhendée autrement. Souvent les autres sens permettent de percevoir ce que notre regard ne peut saisir. Notre odorat peut identifier une dangereuse fuite d’un gaz invisible. De façon plus poétique, la présence d’un oiseau, pourtant dissimulé dans les feuillages, peut être perçue par son chant.2) Un rapport ambivalent à l’invisibilité a) L’Invisible danger Quand des indices sensoriels indiquent la présence d’un être pourtant invisible, des subjectivités différentes apparaissent. Parfois c’est une vive l’inquiétude : qu’on songe aux terreurs de l’homme préhistorique placé dans l’obscurité de la nuit, entendant d’étranges bruits et clameurs qui peuvent annoncer l’arrivée d’un prédateur. Dans bien des situations, il est vrai, voir ce qui se passe est rassurant : on a le sentiment de mieux maîtriser les choses car la vue est un des cinq sens qui nous fournit le plus d’informations sur ce qui nous entoure. Alors qu’une situation où l’on ne voit pas grand-chose peut être source d’une angoissante incertitude. Lors de la période du COVID 19, la présence possible du virus invisible ne manquait pas d’effrayer. Les films de suspens ou d’horreur savent d’ailleurs jouer avec ce danger d’autant plus menaçant qu’il se cache et qu’on se sait d’où il va surgir.b) L’invisible poétiqueTout à l’inverse, l’invisibilité d’une réalité peut être jugée très positive quand elle invite à une douce rêverie comme le chant du rossignol ou quand elle annonce de bonnes choses, comme la musique qu’on perçoit avant de voir le lieu festif vers lequel on se dirige avec impatience. Dans certaines religions, l’invisible est même un des caractères du sacré et du divin. Ensuite, sans être mystique, l’invisibilité peut être louée car elle nous soustrait au regard des autres et nous entraîne dans une autre dimension du monde où il est possible de réaliser, librement, sans craindre les jugements, nos désirs les plus fous. Pourquoi ces jugements si diamétralement opposées quand on parle de l’invisibilité ? C’est qu’elle constitue l’angle mort de la perception des choses dans lequel on sent, toutefois, que de la vie s’agite et que des histoires et des aventures peuvent se développer. Ce qui est invisible constitue le hors champs de notre existence ordinaire dont on ne peut minimiser ni l’importance, ni l’intérêt. Cela ne peut laisser indifférent. Car l’invisibilité désigne une mystérieuse et autre dimension du monde. Elle ouvre le champ de l’imprévisible et du possible, pour le meilleur comme pour le pire. Faisant sortir de la scène habituelle qui se joue sous les projecteurs qui éclairent le monde visible, elle nous fait découvrir des coulisses où s’agitent bien des passions. II. Invisibilité concrète, sociale et intellectuelle1) L’invisibilité socialeL’invisible est évidemment ce qui échappe au regard. Mais précision importante : au regard pris en trois sens assez différents. D’abord, comme nous l’avons dit, il s’agit de la perception visuelle. Ensuite du regard social, c’est-à-dire du jugement que toute une collectivité porte sur la réalité et notamment sur ses membres. Dans chaque société, la logique de la notoriété trace une ligne de partage entre des personnes bien en vue et de parfaits anonymes. L’invisibilité constitue également un des attributs des oubliés de la société, de ces personnes, parfois infériorisées, dont le malheur quotidien peut vite disparaitre des radars et du regard médiatiques. Elle devient alors signe d’exclusion et de mépris social. Les intouchables, dans le système des castes en Inde, ont été ainsi très longtemps – et c’est loin d’être fini – marqués par cette invisibilité qui leur bloquait l’accès à des fonctions bien en vue. L’invisible peut être ainsi ce qu’on a décidé d’exclure du champ du social, ce qu’on stigmatise et qu’on ne veut pas voir, toujours pour de bien ...
    Voir plus Voir moins
    15 min
  • L'Instant Philo - L’imitation entre copie, identification et création
    Oct 6 2024
    « L’instant philo » Emission du 6 octobre 2024 L’imitation entre copie, identification et créationI. Analyse généraleA. L’imitation est trop souvent mal jugéeL’imitation n’est pas une capacité jugée habituellement très noble. Des imitateurs comme Laurent Gera ou Nicolas Canteloup peuvent, certes, être populaires mais ils n’occupent pas, comme humoristes, une place centrale dans nos sociétés. La figure du faussaire, cet escroc qui s’enrichit en faisant des plagiats d’œuvres célèbres a même contribué à la mauvaise réputation de l’imitation. D’autant qu’à moindre échelle, l’individu qui mime de façon appuyée le comportement, les opinions et les goûts d’un modèle qu’il idolâtre, est souvent moqué pour son manque de personnalité. Toutefois, en rester à cette approche plutôt dépréciative de l’imitation semble intenable. Depuis Platon et Aristote, la mimésis – terme grec qui correspond à l’imitation - est un sujet de réflexion nourrissant multiples débats. D’abord en art, où la ressemblance et la grande exactitude dans l’imitation ont été des critères souvent discutés dans l’appréciation des œuvres. Mais aussi en pédagogie, en psychologie morale et dans notre conception même du réel. Examiner les multiples facettes de l’imitation et avoir une approche attentive à sa complexité semble donc nécessaire, tant il est vrai que cette capacité que nous avons d’imiter recoupe, des aptitudes et des attitudes très différentes. B. Trois figures principales de la mimésis On peut dégager, en effet, trois figures principales de l’imitation. Imiter, c’est d’abord copier et par conséquent reproduire un modèle avec la perfection duquel on sait ne pas pouvoir rivaliser. L’imitation peut aussi se présenter comme une identification ou une simulation exacte d’une réalité. Dans cette optique, la mimésis désire sortir de son infériorité supposée par rapport au modèle initial et tâche même de l’égaler, voire d’occuper sa place – ce qui n’est pas sans poser problème. Enfin, imiter peut signifier produire une réalité nouvelle. La mimésis n’est plus une reproduction imparfaite, ni une identification problématique mais une production. C’est ainsi qu’Aristote met l’accent sur la mimésis dans la tragédie et l’ensemble des créations littéraires. L’imitation sort alors d’un rapport d’infériorité, d’égalité et même de comparaison avec sa source première d’inspiration. Elle devient le creuset dans lequel se crée du nouveau. II. L’imitation comme copie imparfaite A. Copie et original Imiter, disions-nous, c’est d’abord copier de façon imparfaite une réalité. Un dicton rappelle qu’on préfère toujours l’original à la copie. Une duplication de fichier ou une photocopie d’un document, même à l’aide un système élaboré, suppose toujours, en effet, une perte de définition. Ce constat a beaucoup contribué à une dépréciation de l’imitation toujours par définition approximative. Ce constat permet aussi de rapprocher l’imitation de l’image – dont on fait souvent l’hypothèse qu’elles ont une étymologie commune visible dans leur préfixe. En effet, l’imitation/copie, comme c’est le cas pour l’image, a un rapport de ressemblance et de dissemblance avec ce qui est représenté. Pourquoi de dissemblance ? L’imitation reste différente de l’imité, sinon on ne pourrait pas les distinguer : ce serait la même chose ou encore un double. L’imitation comme l’image est donc toujours imparfaite par rapport au modèle. On peut considérer comme on le fait souvent que c’est une imperfection car toute réalité se trouve ainsi mal reproduite, voire déformée. B. Qualité pédagogique et spirituelle de la copie imparfaite A vrai dire, ce défaut peut se révéler souvent être une qualité. Platon, par exemple, estime que contempler et admirer les beautés terrestres, ces pâles et imparfaites copies de la beauté en soi, peut permettre d’élever son esprit jusqu’à l’idée du beau et suggérer aux humains les qualités éminentes de ce qui est invisible et purement spirituel. La copie imparfaite quand elle renvoie en filigrane au modèle parfait a une valeur pédagogique. C’est pourquoi Platon multiplie les analogies, les métaphores et les mythes dans son œuvre pour parler des réalités supérieures et spirituelles qu’on ne peut décrire qu’avec ce que notre aptitude à imiter nous fournit. Dans un autre registre, un ouvrage de piété L’imitation de Jésus Christ, ...
    Voir plus Voir moins
    15 min
  • L'Instant Philo - Religion, superstition et spiritualité
    May 19 2024
    Religion, superstition et spiritualité Emission du dimanche 19 mai 2024Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev L’instant philo Religion, superstition et spiritualité Emission du dimanche 19 mai 2024 Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ? I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion A. L’impasse de l’étymologie Le terme « religion » viendrait du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux. B. La religion et le sacré Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général. II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?A. La formulation Peut-être qu’une ...
    Voir plus Voir moins
    15 min