Épisodes

  • Aux Arts et Métiers, le top des flops !
    Dec 14 2025

    Jusqu’au 17 mai 2026, le Musée des Arts et Métiers à Paris propose Flops ?!, une exposition amusante, ludique, interactive et instructif sur une figure centrale de l’histoire de l’innovation : l’échec.

    Des cartels écrits avec une précision teintée d’ironie, une scénographie avec des caisses en carton tamponnées «Fail» ou «Raté»… Difficile de ne pas sourire -voire de ne pas éclater de rire- en flânant dans les quatre espaces de l’exposition déployée au musée des Arts et Métiers, qui a fait le pari de mettre en avant une valeur sûre : l’échec.

    La statistique est implacable : neuf inventions sur dix échouent. Pas de quoi s’en alarmer : l’échec n’est ni inutile ni stérile, mais constitue au contraire une étape obligée lorsque l’on prend le risque de créer. Le sous-titre de l’événement, Oser, rater, innover, ne dit pas autre chose. Le designer Philippe Starck, parrain de l’exposition non plus : «en tant qu’inventeur, je sais que parfois nos projets naissent avant leur temps, avant d’être réalisables, matérialisables. Mais là réside une de nos forces : l’essentiel n’est pas la réussite immédiate, c’est le magma, le feu créateur, cette intuition visionnaire qui nourrit notre évolution et définit notre humanité. Nos «échecs» d’aujourd’hui sont les succès de demain. Ils tracent la voie vers l’innovation», témoigne le créateur de la bouilloire «Hot Bertaa», dont on se rendit compte un peu tard qu’elle ébouillantait l’utilisateur : la chaleur s’évapore par le manche.

    Des objets de ce genre, le parcours en présente à foison, dès la première salle où s’affiche un énorme «Oups». Qu’ils soient dangereux (poudre de beauté au radium, poupée mangeuse de frites et de doigts), trop chers pour ce qu’ils offrent (lunettes de soleil avec MP3 intégrés), ou mal fichus (vélo en plastique trop fragile, jeu de société Trump trop compliqué et donc ennuyeux), le visiteur a l’embarras du choix. Sans compter les accompagnements marketing ou publicitaires maladroits, qui suscitent la moquerie ou le rejet.

    Moins risibles : les inventions arrivées trop tôt, comme le synthétiseur TB-303 de Roland : lancé en 1982, le son fut jugé beaucoup trop acide par les guitaristes. Autre exemple : la Pascaline, ancêtre de la machine à calculer imaginée par Blaise Pascal, le visiophone lancé en 1927, relancé dans les années 70, mais qui a dû attendre les portables -pour s’imposer enfin, popularisé évidemment en 2020 par l’épidémie de Covid.

    La troisième salle décortique plusieurs échecs retentissants de façon à expliquer les grandes difficultés qui jalonnent le parcours de l’innovation. Il est notamment question du projet Aramis (projet avorté de mini-métro automatique en région parisienne dans les années 1970-1987), du moteur à piston rotatif Wankel lancé en 1973 avec la Citroën GS Birotor, ou des différentes tentatives pour remplacer le clavier AZERTY, à l’ergonomie jugée insuffisante.

    L’exposition offre aussi un instant de poésie surréaliste à travers les objets du célèbre Catalogue des objets introuvables du peintre, dessinateur, poète et pataphysicien Jacques Carelman. Elle propose également une installation dédiée à la designeuse grecque Katerina Kamprani, créatrice de la série The Uncomfortable : couteau d’un centimètre d’épaisseur, chaises inconfortables, bottes de pluie ouvertes… Des objets repensés pour être « impratiques » qui questionne l’usage des objets du quotidien, en portant un regard contemporain et décalé sur le design et l’innovation.

    Flops ?! Oser, rater, innover, Musée des Arts et Métiers (jusqu’au 17 mai 2026)

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    19 min
  • Olympe(s) au théâtre, la tête, la langue et les poings
    Dec 13 2025

    Au Théâtre Essaïon, Olympe(s) mêle les combats et l’histoire de la révolutionnaire Olympe de Gouges à ceux d’une comédienne d’aujourd’hui. Un seul en scène porté par Véronique Ataly.

    «La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune», disait Olympe de Gouges. En 1793, elle fut à son tour guillotinée, notamment pour avoir osé rédiger une «Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne», sur le modèle de la «Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen» de 1789.

    Plus de deux siècles plus tard, alors que Florence incarne Olympe de Gouges, au théâtre, celle-ci ne perd pas la tête, mais la mémoire. Un «trou» comme on dit, un peu comme l’oubli dans lequel est tombé le personnage historique qui est au centre de ce spectacle.

    C’est à partir de cette idée que Véronique Ataly et son coauteur -et metteur en scène- Patrick Mons ont construit ce seul en scène dans lequel se mêlent deux époques, deux écritures, deux histoires à un peu plus de deux siècles d’intervalle : celle de l’héroïne révolutionnaire fauchée par la guillotine de la Terreur, et celle de Florence, dont la mémoire -qui revient peu à peu- épouse son propre vécu, plus artistique et plus contemporain.

    Avec une bonne dose d’humour et d’autodérision, avec des chansons originales aussi, Florence entend répondre à la question que posait Olympe de Gouges : «Femmes, craignez-vous que nos législateurs ne vous répètent : qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ?».

    La comédienne ne se contente pas de rappeler l’engagement et les mots d’Olympe de Gouges : elle fait résonner ses combats dans le monde d’aujourd’hui, en sondant ses rapports avec sa mère et avec les hommes de sa vie, ou en évoquant des faits d’actualité. Le rapport à la langue occupe une place centrale, mais il est aussi question du vote des femmes, du mariage, ou des propositions avancées par la femme de lettres - également dramaturge- qui là encore font écho à des thématiques actuelles.

    À plusieurs reprises, le spectacle fait aussi des clins d’œil aux engagements personnels de Véronique Ataly. Militante pour la parité, elle a participé à la création de Hommes/Femmes Île-de-France dont elle a été la vice-présidente de 2009 à 2015. Elle a ensuite rejoint l'AAFA (Actrices et Acteurs de France Associés) - Tunnel de la comédienne de 50 ans, qui se bat contre les stéréotypes sexistes et l’invisibilisation liés à l’âge des femmes dans les fictions.

    Olympe(s), d’après Olympe de Gouges, avec Véronique Ataly, mise en scène Patrick Mons, au Théâtre Essaïon jusqu’au 15 janvier 2026.

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    20 min
  • La loi de 1905 en BD, et la laïcité fait foi
    Dec 7 2025

    Le 9 décembre 1905, était promulguée la loi de séparation des Églises et de l’État. Le texte, arraché de haute lutte, pose les bases de la fameuse «laïcité à la française». Arnaud Bureau et Alexandre Franc racontent le difficile accouchement de ce texte, un des piliers de la tradition républicaine.

    À l’arrière-plan de la couverture, la tour Eiffel et l’Assemblée nationale surmontée du drapeau tricolore. Au centre, sur les pavés parisiens, le mot est inscrit en grosses lettres capitales blanches et rouges : laïcité. Sur le L, le dessinateur Alexandre Franc a représenté le juriste et haut fonctionnaire Louis Méjean, feuillets à la main et dossiers à ses pieds. Derrière le A, Louise, membre du comité des dames de la Ligue de l’Enseignement. Pas très loin, en soutane, l’abbé Gayraud, député du Finistère, attaque à la pioche la lettre C, au grand dam d’un de ses collègues. Au milieu, clope au bec et sourire dissimulé par sa moustache, le rapporteur de la loi, Aristide Briand, est plongé dans son journal. Accroupie, une enseignante complète le titre à la craie : «comment la loi de 1905 fut votée». Seule celle-ci est un personnage imaginé par les auteurs. Elle s’appelle Marie Delorme. Le scénariste Arnaud Bureau lui a imaginé un destin aux côtés d’Aristide Briand. Amante, enseignante et militante féministe : c’est elle qui guidera le lecteur dans les arcanes de la fabrication de la loi.

    Un combat de titans, loin d’être gagné d’avance. En témoignent l’âpreté des débats à l’intérieur et à l’extérieur de l’hémicycle et l’intensité des pressions des anticléricaux comme des religieux, dans une atmosphère chauffée à blanc par la presse, dans un pays qui n’a pas encore digéré les divisions de la Révolution, ni de l’affaire Dreyfus.

    Il en fallait, des talents d’orateur et de diplomate pour parvenir à un compromis nuancé, qui actait la séparation sans relancer la guerre religieuse ! Aristide Briand -bien aidé par les socialistes et notamment par Jaurès- y parvint à force de travail et de ruse. C’est ce qui ressort du dessin haut en couleurs et des dialogues alertes qui peuplent l’album. De petits détails ironiques voire cocasses viennent aussi teinter d’humour le récit qui se veut historiquement fidèle à la réalité.

    À la fin de l’album, après quelques notices biographiques sur quelques personnages secondaires est reproduite la première page de la minute originale du texte de la loi. On peut aussi lire l’intégralité du texte qui continue aujourd’hui encore de nourrir bien des débats et des polémiques.

    Laïcité, comment la loi de 1905 fut votée, Arnaud Bureau et Alexandre Franc (Delcourt).

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  • Thomas Bonte et l’aide aux migrants, cœurs ouverts et mains tendues
    Dec 6 2025

    Passer, le premier roman de Thomas Bonte raconte le rapport aux migrants dans un village du Pas-de-Calais.

    Le démantèlement de la «Jungle» de Calais en 2016, n’y a rien changé : des centaines de migrants continuent de se presser sur la côte d’Opale, dans l’espoir de traverser la Manche et de gagner l’Angleterre. C’est dans ces vastes étendues du Pas-de-Calais, entre les champs de blé et les plages battues par le vent, que Thomas Bonte, originaire de la région, a choisi de faire évoluer les personnages de son premier roman.

    Au centre du récit, Mehran et Soheila, un frère et une sœur afghans. On ne sait pas grand-chose d’eux, mais ils constituent le fil rouge du récit, que l’auteur nous raconte en croisant les regards de trois autres personnages, dont il a fait ses narrateurs successifs.

    Le premier, c’est Simon, un agriculteur du cru, qui mène avec sa chienne Pistache une existence paisible rythmée par la météo et les travaux de la ferme. L’irruption dans son champ des deux jeunes Afghans va profondément modifier son existence pour quelques jours, puisqu’il va -sans trop savoir pourquoi- les accueillir chez lui, et que -sans trop savoir pourquoi également- leur départ inopiné quoique prévisible va non moins profondément toucher. Les conversations qu’il engage avec son entourage, notamment au bar PMU où il a ses habitudes, témoignent également du caractère politique et polémique de la question migratoire dans le quotidien des habitants du Calaisis. C’est aussi le cas des vacanciers qui se pressent sur les plages en cette période estivale.

    Le second personnage, c’est Elsa, une femme de caractère, bénévole et militante, qui s’est engagée au sein de «Solides Abrités», une association d’aide aux migrants. À travers les mots que l’auteur place dans sa bouche, on découvre de l’intérieur ce milieu militant que l’on connait finalement assez peu, et les différentes raisons qui poussent les membres de cette association de terrain à s’engager, pour un temps plus ou moins long, aux côtés des migrants.

    Le troisième personnage, Michel, est sans doute le plus romanesque des trois. C’est un marginal à la vie cahoteuse et compliqué, qui s’est installé dans un blockhaus du littoral des Hauts-de-France.

    C’est à travers ces trois narrateurs successifs mais qui se croisent que le lecteur découvre -pour quelques jours d’été- la solidarité qui peut se tisser entre les exilés et les locaux. Avec toujours dans la ligne de mire l’unique obsession des migrants : passer.

    Passer, Thomas Bonte (Calmann Lévy).

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    20 min
  • Dans Gaza sous les bombes, l’info c’est l’enfer
    Nov 30 2025

    Au lendemain du 7 octobre 2023, quatre journalistes palestiniens de l’AFP, enfermés dans la bande de Gaza, documentent et témoignent vaille que vaille des horreurs et des douleurs de la guerre. Diffusé sur Arte, le film d’Hélène Lam Trong «Dans Gaza» plonge dans leur quotidien.

    Le 7 octobre 2023, l’attaque meurtrière du Hamas (plus de 1 200 morts, 251 Israéliens pris en otage) contre Israël fait à nouveau basculer le Proche-Orient dans la guerre. La riposte de l’État hébreu et une intense campagne de bombardements sur la bande de Gaza vont durer plus de deux ans. Immédiatement, l’État hébreu a interdit aux médias l’accès à l’enclave palestinienne, faisant des journalistes palestiniens vivants sur place les seuls témoins des opérations et de leurs conséquences meurtrières. Parmi eux, ceux de l’Agence France-Presse (AFP), une des trois grandes agences mondiales.

    Mohammed Abed, Maï Yaghi, Mahmud Hams et le chef du bureau, Adel Zaanoun, se retrouvent ainsi investis d’une immense responsabilité : informer la planète entière d’un conflit qui se déroule chez eux et qui frappe leurs familles et leurs amis jusque dans leur chair. Témoigner de la vérité des faits, mais aussi répondre aux multiples accusations dont ils font l’objet : en période de guerre plus encore qu’en d’autres temps, chaque image est soupçonnée de propagande et de manipulation. C’est le cas, par exemple, de cette photo d’enfant exsangue prise par Mohammed Abed, que l'armée israélienne prétendra être une poupée : le Washington Post et le New York Times appelleront d’ailleurs le photographe pour vérifier. D’autres les accusent de collusion avec le Hamas.

    Devenus des cibles des bombardements israéliens, l’AFP décide d’évacuer son équipe de la ville de Gaza. La mort dans l’âme, ils se résignent donc à partir vers le Sud, documentant l’exode auquel ils participent, et rejoignant les autres réfugiés du camp de Khan Younès. Avant de pouvoir rejoindre leur famille à l’étranger.

    On sent dans le regard des quatre protagonistes la sidération, et la douleur qui les assaillent, mais également leur farouche détermination à faire jusqu’au bout leur métier de journalistes. Même s’ils se rendent bien compte que le choc de l’attaque du 7 octobre 2023, la défiance envers le Hamas et envers la presse handicapent voire empêchent le monde de comprendre la réalité de ce que vivent les Palestiniens. D’où un vrai sentiment d’impuissance, l’impression d’avoir touché les limites de leur métier : informer.

    Dans Gaza, coproduction ARTE France, RTBF, Factstory Docs. Diffusion mardi 2 décembre à 21h sur Arte, disponible sur arte.tv.

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  • «Bénin aller-retour», le Dahomey colonial par-delà les clichés
    Nov 29 2025

    Au Musée départemental Albert-Kahn de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), une exposition croise les regards entre des films et des photos du Dahomey colonial de 1930 et des œuvres d’artistes béninois contemporains.

    Les Archives de la Planète -désormais inscrites au registre Mémoire du monde de l’UNESCO- figurent au cœur des collections du Musée départemental Albert-Kahn de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Le projet, lancé en 1912, visait à établir «une sorte d’inventaire photographique de la surface du globe, occupée et aménagée par l’homme, telle qu’elle se présente au début du XXe siècle», aux dires du banquier et philanthrope français, qui voulait inciter à «s’entraîner à voir, s’entraîner à savoir».

    C’est dans ce cadre qu’est lancée en 1930 une expédition au Dahomey (actuel Bénin) qui restera comme la seule incursion des Archives de la Planète en Afrique subsaharienne. Un prêtre de la Société des missions africaines de Lyon, le père Francis Aupiais, et l’opérateur Frédéric Gadmer vont passer quatre mois et demi, de janvier à juin, à documenter les pratiques culturelles et religieuses de la colonie. Ils en ramèneront 1 102 autochromes (photographies en couleurs) et 140 bobines de films, qui constitueront ainsi l’un des premiers corpus filmiques de l’ethnographie française, essentiellement destiné aux cercles théologiques et scientifiques.

    L’exposition Bénin aller-retour est organisée autour de trois grands thèmes : la colonisation et l’évangélisation, le pouvoir et la royauté, et le vaudou. Les cérémonies vaudou ont littéralement fasciné le prêtre catholique et l’opérateur. Loin de la dénigrer, ils portaient au contraire un regard très respectueux sur la spiritualité dahoméenne, le culte des ancêtres et l’art divinatoire.

    Aux côtés des images de 1930, de nombreux objets -statuettes, récades, masques…-, rapportés par le père Aupiais ou souvent prêtés par le musée du quai Branly-Jacques Chirac ou d’autres structures muséales, mais aussi des œuvres d’artistes contemporains : Ishola Akpo, Thulani Chauke, Sénami Donoumassou, Bronwyn Lace, Roméo Mivekannin, Angelo Moustapha et Marcus Neustetter. Certaines d’entre elles ont été spécialement commandées pour l’exposition et instaurent un dialogue permanent entre hier et aujourd’hui.

    Bénin aller-retour, regards sur le Dahomey de 1930, au musée départemental Albert-Kahn (Boulogne-Billancourt) jusqu’au 14 juin 2026.

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  • «La danseuse aux dents noires», ballet d’espions dans le Cambodge colonial
    Nov 23 2025

    Avec Eric Stalner au dessin et à la couleur, les cousins Olivier et Jean-Laurent Truc racontent une épopée romanesque et géopolitique inspirée par les mémoires de leur arrière-grand-père, ophtalmologue de renom, dans le Cambodge colonial du début du XXè siècle.

    Cet album est d’abord une histoire de famille, que deux cousins, journalistes et scénaristes de bande dessinée, Jean-Laurent et Olivier Truc, ont un peu romancé. Au centre de l’intrigue, leur arrière-grand-père Hermentaire Truc, ophtalmologue de renom et ponte de la faculté de médecine de Montpellier. Depuis cinq générations, de petits exemplaires dactylographiés de ses mémoires circulent dans le cercle familial. Y figurent un improbable voyage au Cambodge, avec une mission confiée par les plus hautes autorités françaises : opérer de la cataracte le roi Sisowath, qui menace d’abdiquer s’il venait à perdre la vue. Pour Paris, une telle décision déstabiliserait non seulement le pouvoir royal, mais mettrait également en péril l’administration coloniale et le protectorat français sur le Cambodge. Rien de moins.

    Conscient de l’importance de la mission, le professeur Truc et son assistant embarquent donc pour Saïgon, avant de gagner Phnom Penh en remontant le Mékong. L’occasion pour le dessinateur Eric Stalner de peindre d’époustouflants paysages. L’album n’en manque pas : les héros feront aussi un éblouissant détour par le temple d’Angkor Vat, et seront évidemment reçus dans les ors du palais royal.

    Cette scène est d’ailleurs centrale dans le récit. C’est là que Truc et les lecteurs font la connaissance de Simala, la danseuse aux dents noires, qui donne son titre à l’album. Simala est la danseuse étoile du prestigieux Ballet royal du Cambodge, qui a ébloui la France entière six ans plus tôt, lors d’une tournée montée à l’occasion de l’exposition coloniale de Marseille. Sa virtuosité fascine le médecin, qui va apprendre à la connaître au fil de nombreuses péripéties.

    C’est que Phnom Penh est à ce moment-là un véritable nid d’espions, qui tablent sur la faiblesse du pouvoir royal pour pousser leurs pions. Les auteurs mettent notamment en scène un conseiller militaire allemand nommé Scholtz, un personnage inventé mais crédible au regard des ambitions coloniales de Berlin à cette époque, l’Allemagne étant qui plus est proche du Siam voisin. Les Britanniques ne sont pas loin. Le Deuxième bureau, le service de contre-espionnage de la IIIe République non plus, à travers une mystérieuse et élégante femme en blanc qui se glisse dans les coulisses. Sans oublier le prince rebelle Yukanthor, ni l’influence des bonzes, au centre des jeux de la cour. C’est ainsi, au milieu des effluves d’opium, que se développe un palpitant récit d’aventure.

    La danseuse aux dents noires, Eric Stalner, Jean-Laurent et Olivier Truc (Dupuis/Aire Libre).

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  • Thomas Lavachery et l’entre-deux guerres, péril en la demeure
    Nov 22 2025

    Entre attitudes anodines (mais le sont-elles réellement ?) au sein d’une famille et montée du nazisme, le nouveau roman jeunesse de Thomas Lavachery plonge dans l’Europe des années 30. Un démon parmi nous fait partie de la sélection des pépites du Salon du Livre et de la Presse Jeunesse de Montreuil.

    Thomas Lavachery a de très nombreuses cordes à son arc : historien de l’art, cinéaste, écrivain, scénariste de bande dessinée, illustrateur… Mais la littérature jeunesse reste son terrain de prédilection. En témoigne ce nouveau roman au ton mystérieux et au fumet de plus en plus inquiétant, qui plonge ses jeunes lecteurs dans cette période d’entre-deux guerres, celle de la montée progressive et inexorable du fascisme, du nazisme et de l’antisémitisme en Europe.

    Au commencement, une famille unie de Silvénie, pays fictif mais qui par bien des aspects rappelle la Belgique natale de l’auteur : une fille, Félice, narratrice du roman ; sa mère Elli ; son père Joseph et son oncle Reb. Ces derniers sont deux frères jumeaux et ont des caractères très différents : le premier est plutôt réservé et du genre à ne pas faire d’histoires, le second est plus extraverti, jovial, et a pour habitude de dire ce qu’ils pensent.

    Un soir de pluie, les deux frères ramènent à la maison deux autres frères jumeaux, deux garçonnets prénommés Félix et Oswald. Dans leur cas aussi, gémellité ne rime pas avec similarité : autant Félix est gentil, autant Oswald se révèle menteur, sournois, manipulateur et méchant, au grand dam de son frère qui ne le comprend pas. C’est lui le « démon » auquel fait référence le titre du livre. Et petit démon deviendra grand.

    D’un bout à l’autre du récit, la question du double est omniprésente : outre les deux couples de jumeau, on remarquera aussi la quasi-homonymie entre Félice et Félix, ou -un peu plus tard dans l’intrigue- l’opposition entre Léo, étudiant juif et socialiste, et Arvid Poss, ancien socialiste devenu militant pro-nazi.

    C’est avec des pastels que Thomas Lavachery dessine peu à peu le brouillard antisémite qui descend sur la Silvénie, et dont Oswald deviendra l’un des protagonistes, à son retour d’un mystérieux séjour en Allemagne. Il faut attendre la page 72 du roman pour que la menace antisémite soit explicitement évoquée. Et on se rend compte qu’on aurait pu la sentir bien plus tôt, grâce à plusieurs détails a priori anodins et passés inaperçus.

    Dans la brume brillent pourtant plusieurs lumières, notamment grâce à l’art. Car Félice est une artiste, peintre abstraite qui fréquente assidûment une galerie d’art. Une de ses œuvres figurent d’ailleurs à la fin du roman, juste après l’épilogue.

    Un démon parmi nous, Thomas Lavachery (L’École des Loisirs)

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    19 min